jeudi 5 mai 2016

Prochaines présentations : fin juin 2016






"Petites peurs et Grandes phobies"






"Assommons les pauvres !" de Shumona Sinha (Seuil, 2011) - Inde


Prix Valéry-Larbaud 2012

Shumona Sinha est née à Calcutta, en Inde, en 1973. Elle obtient le Prix du meilleur jeune poète du Bengale en 1990. Ce qui lui permet de s'installer à Paris en 2001. En collaboration avec le poète Lionel Ray, elle est l'auteur de plusieurs anthologies de poésie française et bengalie. Elle a publié un premier récit aux Editions de la Différence, "Fenêtre sur l'abîme", en 2008. "Assommons les pauvres !", son second roman, emprunte son titre à un poème de Baudelaire et reçoit le Prix Valéry-Larbaud en 2012.

L'histoire :
Une jeune Indienne, amoureuse de la langue de Molière et dévoreuse de livres écrits en français, réalise son rêve : s'installer à Paris. Parfaitement intégrée, la lassitude d'une vie sans surprise s'empare toutefois rapidement d'elle. Aussi, lorsqu'on lui propose d'être interprète auprès de réfugiés, elle quitte compagnon et travail, et s'investit totalement dans sa nouvelle mission. L'excitation est hélas de courte durée. La jeune femme assiste très vite, et trop souvent, à des entretiens ubuesques où elle tente d'être le lien neutre entre des officiers désabusés, désemparés, mal formés à l'accueil de populations d'origines aussi multiples et de coutumes aussi diverses, et entre des demandeurs qui racontent tous une seule et même histoire (exil, survie, rêve, espoir) et toujours les mêmes crimes (viols, agressions, assassinats, persécutions politiques ou religieuses). Jusqu'à ce jour où la jeune interprète va soudain craquer, céder à ses émotions et frapper un immigrant. Elle se retrouve alors à son tour dans la petite salle d'interrogatoire, de l'autre côté de l'ordinateur, face à un officier de police, et va raconter son propre parcours d'immigrée...

Mon avis :
Ce texte, tristement d'actualité, est le récit douloureux, vibrant et nécessaire d'une tragédie humaine violente et cruelle. La langue est puissante, merveilleuse et poétique. Ballottés entre vérités et mensonges, larmes et colère, nous culpabilisons de nous amuser de quelques scènes cocasses, de sourire de la maladresse des uns ou de l'aplomb décompléxé des autres. Mais ce rire est un coin de ciel bleu dans toute cette misère brune et boueuse insupportable. Un roman d'une grande beauté et d'une grande sensibilité à partager avec le plus de lecteurs possibles !

Notes :
Valéry Larbaud, né en 1881 et mort en 1957 à Vichy, est un écrivain français. Poète, romancier et essayiste raffiné, il révéla au public français les grands écrivains étrangers contemporains (dont Samuel Butler et James Joyce).

"Meurtre à Tombouctou" de Moussa Konaté (Seuil, 2014) - Mali


Moussa Konaté est né en 1951 à Kita, au Mali, et il est décédé en 2013 à Limoges. Ce grand intellectuel et ambassadeur de la culture malienne à l'étranger, diplômé en lettres de l'Ecole normale supérieure de Bamako, a enseigné la littérature plusieurs années avant de se consacrer à l'écriture. Il a publié son premier roman en 1981, fondé une compagnie de théâtre et créé les Editions du Figuier en 1997, tournées particulièrement vers la littérature jeunesse afin de faire connaître le visage réel de l'Afrique aux jeunes du monde entier, loin des clichés. Outre le français, Le Figuier publie également des ouvrages en langues maliennes (bambaran soninké, sonraï, tamaschek, peul). Pendant dix ans, de 2001 à 2011, il co-dirigea, avec Michel Le Bris, le Festival "Etonnants voyageurs" au Mali, à Bamako, qui a fait connaître de nombreux écrivains africains, dont Alain Mabanckou. Auteur notamment de l'essai "L'Afrique noire est-elle maudite ?", où il interrogeait les maux de son continent, Moussa Konaté faisait aussi découvrir le Mali à travers ses romans policiers, tels "L'assassin du Branconi" suivi de "L'honneur des Keita" (2002), "L'empreinte du renard" (2006) ou "La malédiction du Lamantin" (2009), avec le personnage récurrent du commissaire Habib. Moussa Konaté avait également créé à Limoges, où il résidait depuis 1990, les Editions Hivernage, à la fois maison d'édition et diffuseur/distributeur du Figuier en France et en Europe. "Meurtre à Tombouctou" est son dernier roman.

L'histoire :
Ibrahim a quitté le campement ce matin après le petit-déjeuner pour se rendre à Tombouctou. Il devait être de retour pour le déjeuner, mais en fin d'après-midi il n'est toujours pas là. Inquiet pour son petit frère, Rhissa décide d'aller à sa rencontre. Hélas, en chemin, dans le désert ocre et blanc, au pied d'un figuier, le jeune Touareg découvre le corps sans vie d'Ibrahim, le visage ensanglanté. Le coeur lourd de chagrin, Rhissa dépose le défunt sur le dos d'un des deux dromadaires, et, contrairement à ce que veut la tradition Touareg de ramener le corps auprès des siens, il continue sa route jusqu'à Tombouctou. Arrivé au commissariat de police, il accuse la famille Youssef du meurtre de son frère. Plus tard dans la soirée, un cavalier tire plusieurs coups de feu sur la chambre d'hôtel d'un touriste français en criant : "Sales mécréants de Français, vous allez tous mourir. Qu'Allah vous maudisse !" avant de disparaître au galop. Les deux affaires sont-elles liées ?

Mon avis :
Loin des romans noirs obscurs, des polars dépressifs et des thrillers sanglants, ce fort sympathique roman policier nous offre un délicieux moment d'évasion au Mali. Les personnages très attachants et pleins d'humour nous font visiter Tombouctou, étonnante ville métissée, multiculturelle, à la fois cité moderne et cité antique, meurtrie par le trafic de drogues, le terrorisme islamique, les enlèvements, les peurs irrationnelles, les rumeurs, et la cohabitation ambiguë entre une certaine partie de la population malienne et les Français. A souligner : un épilogue particulièrement émouvant !

Clin d'oeil :
Ce vêtement plurigénérationnel que nous écrivons habituellement "tee-shirt" s'orthographie dans ce texte "ticheurte".

"La vie est un sale boulot" de Janis Otsiemi (Jigal Polar) - Gabon


Prix du roman gabonais 2010

Janis Otsiemi, né à Franceville, dans la province du Haut-Ogooué, au Gabon, en 1976, est romancier, poète et essayiste. Il est également secrétaire général-adjoint de l'Union des Ecrivains Gabonais (UDEG) et directeur de la collection "Polar d'Afrique" aux Editions du Polar.

L'histoire :
A Libreville, au Gabon, Chicano sort de prison. A son grand étonnement, il vient de bénéficier de la grâce présidentielle, lui qui était condamné pour le meurtre d'un Arabe au cours d'un braquage qui a mal tourné. Ce n'est pas lui qui a tiré, mais c'est lui qui s'est fait prendre...

Mon avis :
Plus qu'un polar, ce roman est surtout l'histoire de quatre gamins de la misère et de la débrouille qui se sont vite rendu compte, en grandissant, qu'un travail honnête n'apaiserait pas leur faim, ne nourrirait pas leur famille. Dans cette "République bananière du Gabon" où la corruption est partout, et en particulier à Libreville, une des villes du monde les plus violentes, de la débrouille, on passe très vite aux magouilles, aux embrouilles et aux mauvais coups qui finissent mal.
Une langue jouissive entre Michel Audiard et Frédéric Dard, pimentée d'un argot local savoureux ! C'est bref, tonique, ça se lit d'une traite, ça décoiffe...! Gros coup de coeur, en somme !!!

Pour le plaisir...
Serrer l'os à quelqu'un : lui serrer la main
Macroter quelqu'un : l'escroquer, le duper
Un allô : un mouchard
La têtutesse : l'acharnement
Barrer une porte : la fermer à clé
Les deuxièmes bureaux : femmes entretenues par un homme marié
Boire un déchard : prendre un verre
Couper la bouche à quelqu'un : l'interrompre
Un gagne-manioc : un gagne-pain
Faire banquette : attendre
Un porte-fesses : un slip ou un caleçon

"La mémoire courte" et "Le Noir qui marche à pied" de Louis-Ferdinand Despreez (Phébus, 2006 et 2008) - Afrique du Sud


Louis-Ferdinand Despreez est un citoyen sud-africain qui souhaite garder l'anonymat (son nom est donc un pseudonyme) et qui signe en français des polars forts et politiquement incorrects. Né en 1955 dans la province du Transvaal, descendant de huguenots immigrés jusqu'en Afrique après la révocation de l'édit de Nantes par Louis XIV en 1685, d'expression anglaise, il parle et écrit parfaitement le français. Compagnon de route de l'ANC (African National Congress), le parti de Nelson Mandela, il milite, depuis 1994, fin de la ségrégation, pour la réconciliation nationale post-apartheid. Lucide à propos de son pays, il explique : "Ce pays a survécu aux camps de concentration, à la colonisation, à la guerre civile, à la ségrégation raciale, au crime organisé, à la xénophobie, il se remettra du reste" mais il ajoute toutefois : "La majorité des gens veulent les mêmes choses simples : de l'éducation, du travail et de l'ordre, et on ne leur donne pas ce qu'ils demandent par obsession communautariste, à cause de minorités multicolores qui nous tirent sans cesse en arrière ou vers le bas." Un franc-parler qu'il partage avec son héros, le superintendant Zondi. "Le genre policier me permet de raconter mon Afrique du Sud sans chercher à plaire ni aux Blancs, ni aux Noirs, ni aux intellos, ni à personne en particulier." Quant au choix du français, outre le fait que son épouse est Française, il dit : "Comme ce que j'écris dans mes romans n'est ni correct ni convenable, il m'a semblé qu'avec le français je pouvais aller beaucoup plus loin dans mes imprécations. L'argot français permet de mettre de la distance entre les mots et les situations."

"La mémoire courte" (Phébus, 2006)

L'histoire :
Le Capitaine Francis "Bronx" Zondi, policier Noir et profiler du SAPS (police nationale sud-africaine) de Pretoria, est sur le point de boucler une enquête longue et difficile lorsque sa maudite voiture de fonction pourrie tombe en panne sur l'autoroute. Peut-être deux mois de travail fichus en l'air ! Et surtout, peut-être un nouveau cadavre, ce soir, pour les tiroirs de la morgue à cause de lui... Retour en arrière...

Mon avis :
"Dans le maelström des événements, tout le monde avait la mémoire courte."
L'enquête policière n'est ici qu'un prétexte pour captiver toute l'attention du lecteur sur un pamphlet politique et social d'une terrible lucidité. Les suspects comme les témoins sont avant tout les acteurs de l'Histoire de l'Afrique du Sud. Une société où rien n'a changé malgré la fin de l'apartheid. Chaque soir, les Blancs sortent "casser du Noir" et les Noirs sortent "casser du Blanc" dans l'indifférence générale. "Les vieux démons de l'apartheid ne sont jamais bien loin sous le vernis glamour de la Rainbow Nation (Nation Arc-en-Ciel)". L'auteur porte un regard profondément pessimiste, cynique et désabusé sur une Afrique du Sud "aimée de toute son âme et de ses tripes, détestée de toute sa tête." La langue, contemporaine, percutante et brutale, assène des phrases-choc d'une violence inouïe qui laissent KO. Il faut dire que nous sommes dans un univers masculin, musclé, où quelques rares femmes sont réduites à des rôles plus que secondaires et peu flatteurs. 
Un livre édifiant et dur qui pointe du doigt la réalité quotidienne des sud-africains.

"Le Noir qui marche à pied" (Phébus, 2008)

L'histoire :
En moins d'un mois, cinq enfants ont disparu à la sortie de leur école, dans différents quartiers de Pretoria. Rien, aucun élément, aucun indice, aucune piste, ne permet d'aider les policiers dans leur enquête. Ils sont nombreux à vouloir baisser les bras lorsque les familles reçoivent une lettre anonyme des ravisseurs. C'est l'espoir qu'attendait le superintendant et profiler Francis "Bronx" Zondi...

Mon avis :
Une intrigue assez frugale mais prétexte à dépeindre sans complaisance ni tabou le chaos dans lequel se trouve l'Afrique du Sud aujourd'hui, dix ans après la fin de l'apartheid, entre espoirs déçus et, malgré tout, furieux désirs de justice et d'humanité sur des terres aussi magnifiques. La pauvreté qui n'a pas changé chez les Noirs, la misère qui touche maintenant les Blancs, l'indécence des touristes qui se promènent  dans le pays comme dans un parc d'attraction, la place ambiguë de la religion dans les prisons qui fait craindre le danger de la radicalisation... Aucun thème n'est laissé au hasard. Appuyé d'une langue formidable, enrichie d'un vocabulaire sud-africain très intéressant à découvrir, Zondi, le héros, nous emmène gamberger avec lui dans les coins les plus reculés de l'âme humaine et de ce pays qu'il aime passionnément.
Une seconde enquête du superintendant Zondi moins brutale, visuellement, que la première, mais tout aussi féroce politiquement !

"Le crime du comte Neville" d'Amélie Nothomb (Albin Michel, 2015) - Belgique


Amélie Nothomb est née à Kobé, au Japon, en août 1967. Elle passe son enfance à Shukugawa, village de montagne traditionnel au sud du pays. Imprégnée de la culture nippone, elle ne découvre la Belgique qu'à dix-sept ans, où elle suit des études de philologie romane. Titulaire d'une licence à vingt-et-un ans, agrégée, elle se consacre bientôt à l'écriture de son premier roman, "Hygiène de l'assassin" (Albin Michel, 1992). Le succès ne l'a depuis plus quittée, au rythme métronome d'un livre par an, parmi lesquels "Mercure", "Stupeur et tremblements" (Grand Prix de l'Académie française en 1999), "Ni d'Eve ni d'Adam" (Prix de Flore en 2007), ou encore "La nostalgie heureuse". Depuis 2015, elle est membre de l'Académie de langue et de littérature françaises de Belgique.

L'histoire :
Contacté ce matin par téléphone, le comte Neville se rend chez une certaine Rosalba Portenduère, voyante, pour chercher sa fille, dont il n'avait même pas remarqué la disparition depuis la veille. Madame Portenduère a découvert l'adolescente, prénommée Sérieuse, au milieu de la nuit, au coeur de la forêt, non loin du château des Neville, recroquevillée et transie de froid. Sérieuse étant peu bavarde, la voyante en déduisit qu'elle avait fait une fugue et lui proposa de l'accueillir pour la nuit. Au moment de se séparer du père et de la fille, Madame Portenduère prédit au comte Neville que lors de sa prochaine garden-party, il tuera un de ses invités...

Mon avis :
Un roman, comme souvent chez Amélie Nothomb, sous forme de conte contemporain fantasque et cruel, entre comédie et fantastique, et inspiré ici du texte "Le crime de Lord Arthur Savile" d'Oscar Wilde. On y retrouve les thèmes chers à Amélie Nothomb : l'adolescence, la littérature et le sens des mots. C'est l'histoire d'un père, membre de la noblesse belge, contraint financièrement de vendre son château et, de ce fait, de se séparer des souvenirs de toute sa vie. Beaucoup d'humour, beaucoup de dérision, beaucoup de sensibilité, beaucoup d'esprit et une passion pour la langue française dont Amélie Nothomb gratte certains travers tels que l'utilisation agaçante du mot "ressenti" ou du pronom indéfini "on".